11 avril, 13h30. Je sors du yoga, prend ma voiture. Pneu dégonflé. Je roule vers le garage le plus proche pour faire la pression. Le mécanicien qui me prend en charge m’offre ce sentiment de prendre soin. Il fait juste la pression de mon pneu. Mais cela représente tellement plus sur le moment. J’ai le sincère sentiment qu’il prend soin. Avec sourire et gentillesse. C’est aussi simple que cela. Et sous le soleil d’avril, devant la porte n2 de l’atelier du garage, je ressens une vague de douceur, un léger bonheur diffus.
Ces derniers temps j’ai dit « Je pense à toi, prends soin de toi » trop de fois. Trop parce que c’est douloureux de savoir les autres dans des moments difficiles. Ces « Prends soin de toi » à des personnes que je porte dans mon cœur. Ces « Prends soin de toi » que je charge de douceur, que je rempli de ce soin que j’aimerais leur apporter, que j’allège des craintes que je garde pour moi. Le syndrome de l’infirmière ? Je me glisse avec beaucoup, trop, d’aisance dans ces situations qui ne sont pas les miennes. Ça me prend de plein fouet. Je suis assaillie de leurs peurs, de leurs craintes, de leurs douleurs, de leurs pleurs. C’est comme ça, je ne changerai pas. Et je ne pense pas en avoir envie.
Parfois j’hésite avec cette formulation : « Prends soin de toi ». Comme une injonction. J’ai cherché comment leur dire : « Je pense à toi, j’espère de tout mon cœur que ça ira, tu peux prendre le temps qu’il te faut pour te relever, je suis là si tu as besoin ». Peut-être tout simplement comme ça. J’ai besoin de longueur pour aller au fond de mon cœur.
J’ai dit « Je pense à toi, prends soin de toi » trop de fois ces derniers temps. Et ça m’a juste rappeler la vie. Celle de tous les jours, celle que je vis, que chacun vit, celle qui ne prévient pas, celle qui n’est pas seulement faite du chant des oiseaux quand le printemps revient, des cerisiers en fleurs et des draps blancs qui flottent entre deux pommiers un après-midi d’été. La vraie vie, celle qui accueille aussi ces jours bleus où la mélancolie nous berce, celle qui accueille les couloirs blancs aux bips stridents dans l’attente de résultats, celle qui accueille nos peurs, le tourbillon des gorges serrées, les ventres vides, la poitrine qui se serre, les larmes qui débordent, la brume qui empêche d’avancer. La vrai vie, celle des ruisseaux tranquilles et des mers tempétueuses. Celles des rires d’enfants et du gris béton sur les épaules.
Les pieds posés dans cette vraie vie, je réfléchis : c’est quoi prendre soin ? Je n’ai pas encore trouvé de réponse claire. Je crois que je ne veux pas de cette réponse claire parce que j’aime le mouvement. Que je sens cette liberté quand rien n’est figé. Et parce que le prendre soin m’apparaît aussi quand un mécanicien m’offre la pression de mes pneus. Le prendre soin se distille, un peu partout, même là où on ne l’attend pas.
Je me remets beaucoup en question, sur mes choix de reconversion, sur ce dont j’ai envie de remplir ma vie. Sur mon besoin incandescent de me libérer des injonctions. Me libérer des injonctions passe par l’absence de ces transmissions d’injonctions. Ces injonctions à prendre soin de soi de la meilleure façon possible pour être la meilleure version de soi-même ? J’ai suivi certaines de ces injonctions pour avoir les assiettes les plus parfaites, une hygiène de vie qui me permettrait de me sentir le mieux possible, une hygiène de vie tirée à quatre épingle. Je ne veux plus de ces injonctions. Je ne peux pas me passer de fromage fermier ni de pain au levain et gluten, j’aime boire un verre de vin, je me délecte des figues séchées de Turquie, le café est une vraie drogue, et en guise de déjeuner, ce 11 avril à 14h30, après le yoga et le garage, je me suis installée dans mon café préféré et me suis délecter d’un carotte cake au glaçage affolant.
Je ne rejette pas tout ce que je sais : déjeuner au carotte cake est exceptionnel, le vin n’est pas débouché tous les jours et il est bien souvent naturel, j’aime cuisiner le petit-épeautre et le sarrasin, céréales merveilleuses, et mange végétarien la plupart du temps. Les randonnées en nature me font le plus grand bien, comme nager dans la mer. L’écriture est une bouée de sauvetage. Je ne peux pas m’éloigner de mes convictions écologiques. Mais je ne peux plus non plus contrôler mon alimentation dans tous ses recoins. Je ne veux plus culpabiliser quand je mange un dessert sucré. Je ferme la porte à ces injonctions qui pourtant tambourinent. Si je leur ouvre, elles m’avaleront, et transformeront ma vie sous le prisme de l’orthorexie. Je l’ai connu. Je n’en veux plus. Et puis je ne supporte plus les injonctions à être une mère parfaite ni celle d’être une femme entreprenante et indépendante à toute épreuve ni celle de réussir à tout concilier. Et si on délester des poids qui nous encombrent ? Pour vivre pleinement ?
Mes réflexions se bousculent. Et je pense à toutes celles et ceux à qui j’ai dit ces derniers temps « Je pense fort à toi. Prends soin de toi. ». Comment prendre soin d’eux ? J’imagine des fleurs, des assiettes qui enchantent et prennent soin du cœur et du corps, des petits mots que l’on écrit et ceux que l’on offre à écrire, des tendres moments de présence, de l’écoute, de la créativité ramenée, des silences, des livres dans lesquels s’échapper, du temps que l’on offre, des tables dressées, des sourires, des moments pour se reposer...
Ce texte est en chantier. Il n’est pas structuré. Les fragments se bousculent. Il ressemble à la vie je crois. Il n’est pas doux et poli. Il contient des graviers sur lesquels on s’écorche mais aussi des couchers de soleil sur une mer d’huile, la peau salée et les pieds nus plongés dans un sable encore chaud.
Je vous souhaite de prendre soin de vous de la manière qui vous enveloppe le plus aujourd’hui. Peut-être que demain sera différent, parce c’est cliché mais tellement vrai : le mouvement c’est la vie. Peut-être avez-vous besoin de silence aujourd’hui. Demain d’un plat de coquillettes au beurre salé, d’une matinée à peindre, ou d’une soirée au bord de la mer qui sait ? Et après-demain d’un petit-déjeuner avec œuf à la coque et graines germées, d’un verre bien entourée, d’un bouquet de fleurs déposé sur la table à manger.
Je vous souhaite de prendre soin de vous en donnant du leste à votre vie.
Je vous souhaite de prendre soin de vous.
Emily
P.S. : J’aurais aimé vous offrir une sélection de recettes, de ressources qui m’aide à prendre soin, à me délester. Mais le temps me manque. Alors je lâche pour cette fois l’exigence à laquelle je m’assigne. Peut-être recevrez-vous la suite au cours du mois d’avril.
Pour écouter la version audio de la lettre :